segunda-feira, 20 de outubro de 2008

Le singulier système des monothéismes, par le Prof. Jean Lambert (EHESS, Paris)



(publication dans ce blog gentillement authorisée par l' auteur, et par la directrice - Madame le Professeur Sophie de Mijolla-Mellor - de la revue Topique, où il a été inclus (numéro 96, 2006, pp. 11-21)

(Photo ci-dessus: Christ. 11e siècle. Pisa. VOJ Février 2008)
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JEAN LAMBERT
Le singulier système des monothéismes

Je remercie Sophie de Mijolla-Mellor de son invitation à cette journée :
« Vers les monothéismes », 17 septembre 2005, de l’Ecole doctorale Recherches en psychanalyse, Université Paris 7.
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Si les sciences des religions ont fait quelque avancée depuis un siècle, en glissant vers l’anthropologie, c’est en proposant de considérer les religions comme des langues. Ce qui entraîne deux conséquences. La première est un traitement égalitaire des grandes ou petites traditions du monde. Il n’y a pas de langue naturelle unique au-dessus des langues véhiculaires, ni de religion vraie qui surplomberait les variétés de faits religieux. De ce point de vue l’événement du XX° siècle est le retour paradoxal du christianisme dans le rang et la cacophonie des religions du monde, comme une parmi tant d’autres. L’autre conséquence est que pour comprendre cette diversité de parlers religieux, nous sommes condamnés à la traduction, avec son intelligence et ses limites.
C’est ce geste, qui se nomme comparaison, et dont G.Dumézil disait qu’il est « la méthode expérimentale dans les sciences humaines », que je propose sur le terrain sensible et difficile des monothéismes méditerranéens, en un sens trop proche de nous.

Le conflit des monothéismes

Trois monothéismes en Méditerranée pour un seul Dieu, c’est assez problématique, et surtout pourquoi trois ? Le conflit des monothéismes est leur situation durable tant que nous les abordons selon l’ordre chronologique, comme il est usuel. Le point de vue de la succession historique conduit chaque nouvelle forme à affirmer qu’elle accomplit et dépasse les formes antérieurs, qui réagissent en s’affirmant plus fondatrices. Mais le déroulement historique est une fausse idée claire qui présuppose ce qu’elle distingue, car à chaque instant seul existe le présent, c'est-à-dire une simultanéité complexe de formes religieuses en présence les unes des autres. Aussi la mise en séquence ordonnée des monothéismes est-elle une vue abstraite a posteriori, une reconstruction rétroactive qui montre une concurrence vive aux extrêmes en masquant une concurrence interne encore plus vive.
Le judaïsme a le sentiment renforcé que l’originel fonde l’originalité, ou l’élection comme il dit, tandis que pour l’islam la fin scelle l’accomplissement. Au centre le christianisme ne repère que son antérieur dont il se dit héritier, et méconnaît son successeur dont il ne comprend pas la présence, fut-ce comme un judaïsme « rebouilli » pour reprendre le mot de Mazarin qui voyait dans le jansénisme un « calvinisme rebouilli ». Cette dissymétrie commande notre héritage historique, et l’actualité de son conflit en Méditerranée, en Europe et dans le monde. Elle isole, en les opposant, le sous ensemble judéo-chrétien de l’islam, cet oublié erratique, qui affirme cependant en conduire le double héritage. Et ce conflit se complique par le durcissement des formes intégristes en chacun des monothéismes.

Une issue est offerte par l’activité scientifique de comparaison, qui ne hiérarchise pas selon un ordre de valeurs, mais qui prend ensemble de la façon la plus neutre ces trois formes religieuses voisines, et tente de comprendre les rapports distinctifs qui les unissent en les différenciant. Il ne s’agit pas de rechercher des emprunts ou des influences réciproques, mais de mettre en évidence l’invariance d’une structure quand certains éléments se modifient, c'est-à-dire de traiter les monothéismes comme une transformation du monothéisme.

Trois subversions prophétiques

Je dis qu’il faut opérer une mise entre parenthèses de la succession historique au profit d’une analogie structurale, mais je vais commencer par une sorte de récit simplifié global des trois grands faits subversifs du Proche-Orient. Ce sont eux qui ont entraîné une production remarquable de récits, parce que dans le monde sémitique, conceptualiser c’est raconter des histoires.
Du Néolithique au Moyen Bronze, de -9000 à -1400, le Proche-Orient connaît une longue période d’équilibre écologique, avec une architecture sacrée très dépouillée et peu ou pas de représentation du divin. Fait très remarquable ce divin reçoit un nom, un même nom, dans l’ensemble des langues sémitiques : ilu, el, (al)-lah. Il ne s’agit pas de monothéisme, mais d’une perception accordée sur ce qui gouverne le monde, avec quoi les Assemblées d’Anciens cherchent un modus vivendi. Mais dans la seconde moitié du II° millénaire se développe une situation féodale et coloniale, qui oblige le Proche-Orient à se trouver un nouvel équilibre. La Syro-Palestine est soumise à une classe guerrière et administrative non sémitique et trans-ethnique, indo-européenne ou égyptienne d’origine, qui use de chars de combat, quadrille le sol de forteresses, exige taxes et corvées, impose le servage au paysan cananéen. Le pouvoir de la cité fortifiée se dresse contre celui des Assemblées d’Anciens. La nouvelle architecture du Temple-Palais se développe, réunissant la symbolique du roi et du divin dans un modèle culturel d’aristocratie palatiale.
Sans pouvoir affirmer une influence directe ou exclusive de l’univers indo-européen, désormais au Proche-Orient les dieux sont trois, quels que soient leurs noms. Le disque ailé, le roi et l’arbre de vie les symbolisent le plus souvent. Leurs fonctions sont hiérarchiquement ordonnées. La première gère la souveraineté sous ses deux aspects cosmique et humain. La militance de seconde fonction fait la guerre à tout ce qui menace l’ordre social ou national. La troisième fonction, le plus souvent féminine, préside l’économie et la fertilité humaine, animale, végétale. On reconnaît l’idéologie tripartie mise en évidence par Dumézil pour le domaine indo-européen. Noms et figures des dieux changent selon les milieux culturels : El, Ba’al, Ashérah font l’affaire, comme ailleurs Rê, Horus ou Hator, pour maintenir un ordre sociopolitique concret, une idéologie où le roi, ses prêtres et ses soldats sont les médiateurs indispensables entre les hommes, la nature et les dieux. Par exemple au XIV° siècle avant notre ère les Aryens descendent sur la Haute Mésopotamie fonder le royaume de Mitani qui dominera par principautés les sémites de Canaan, lesquels sont cependant des protectorats avancés de Pharaon…Or les dieux de Mitani sont trois : Mitra-Varuna en couple, Indra, et les Jumeaux Nasatya.
Quand se lève Moïse, cette figure scripturaire, il porte dans son nom même l’effraction et la rupture qu’il énonce. Pharaon est Touth-mes-sou ou Râ-mes-sou, c'est-à-dire né de Thôt ou de Rê. Me-sou est né de personne, sans filiation assignable dans l’idéologie régnante, auquel convient la légende de l’enfant né des eaux. Il affronte tout le système religieux qui cautionne l’oppresseur. Il convoque un ramassis de peuples, et revendique, contre la triade égyptienne, la vicariance du vieux dieu sémitique qu’il nomme Yahou, un nom transjordanien.
Le passage de cette légende, de ce récit orphelin nommé Moïse, au phénomène historique de la subversion et de l’infiltration qui ont eu raison des petits rois cananéens est complexe et encore hypothétique. Peut-être une nouvelle vague de peuplement associée à une révolution sociale des couches inférieures de la population, qui ruinent les villes royales (mais pas une traversée de la mer Rouge qui est la Mer des Joncs dans le texte). En se confédérant ces insurgés, ces Moïses, mettent en commun leurs traditions et se définissent comme descendant des mêmes ancêtres
La nature historique des phénomènes nommés Moïse importe moins que l’opération du récit. On peut résumer en six gestes la brèche prophétique : 1) Au nom du dieu ancien de vos pères, ce El nommé Yahou ; 2) une parole est adressée ; 3) à un ramassis de peuples, une population transethnique, et déclassée ; 4) l’invitant à sortir de l’idéologie, par l’exode (l’émigration géographique est la métaphore de cette sortie du religieux) ; 5) vers une utopie, une Terre Promise ; 6) édifiant une solidarité nouvelle, bousculant Souveraineté, Militance et Production. On attendait une révolution mushite, sans autre roi que Dieu, sans médiateur, un étrange peuple transethnique sans état, ni patrie ni sol, mais avec sa charte d’obligations. Et ça rate ! On espérait la Terre Promise et on a obtenu deux petits royaumes en guerre puis à terme la synagogue. Car bientôt les monarchies judéennes et ephramites utilisent le nom du Dieu unique pour le faire fonctionner comme El-Ba’al-Ashérah, légitimant le palais et le temple, le clergé et l’impôt, la corvée et l’oppression. Bientôt ils dressent en Yhwh la figure redoutable d’un dieu ethnique tout occupé de sa propagande à coups de succès militaires. La rupture prophétique d’avec la hiérarchie des trois fonctions retourne, avec l’idéologie israélite, à l’injustice, l’inégalité et l’oppression desquelles l’allégeance en Yahou avait eu pour but de s’arracher. Du moins est-ce ainsi que le comprendront les prophètes pendant la brève histoire bi-nationale d’un bref demi-millénaire, quand ils dénonceront cette déchéance et ce retour à l’idéologie.

Poursuivons. La rupture chrétienne n’est-elle pas homologue ? Le Baptiste, Jésus et ses disciples convoquent au nom du seul règne qui n’est pas de ce monde, au nom du Père, un nouveau peuple transethnique, afin qu’il accepte la loi du royaume, libérant de César, du Sanhédrin, du sabbat, de la culpabilité, de l’incapacité d’aimer et donc de la mort. Ce peuple dont la charte est le Sermon sur la montagne, n’a ni roi, ni prêtres, ni guerriers, mais des témoins seulement. Il dénonce l’oppression politique, les violences de mort et l’accumulation des richesses. Il invite à en sortir par la conversion (metanoïa, baptême ou résurrection) vers le Royaume des cieux. Mais ça rate ! On attendait le Royaume et on a obtenu l’Eglise et les églises, un appareil impérial dont les pouvoirs caricaturent la puissance des Evangiles. Et dans la religion populaire le trifonctionnalisme chrétien est clair. Le Père devient le grand dieu terrible, le Fils, saint Georges ou Saint Michel une force militante, et Marie est affublée des vestiges de la vieille Ashérah. Bien sûr la contestation prophétique des réformateurs grands ou petits a tenté, comme autrefois chez les judéens, de dégager la brèche prophétique de l’idéologie religieuse qui relégitime les fétiches politiques, les enjeux guerriers, et l’accumulation des marchandises, mais en vain.

Poursuivons. La rupture Mohamedienne s’inscrit dans cette séquence. Dans la péninsule arabe du VII° siècle, le pouvoir des cheikh sur les tribus et les clans, légitimé par la tradition et les dieux du groupe, se dégrade. Byzance et la Perse sassanide sont affaiblies de leurs conflits et s’opposent à l’accès aux richesses qu’organise le commerce arabe. Alors de nouveau au nom du Dieu ancien, de al-Lah, une parole (al-Qoran) est adressée à un ramassis de peuples transethnique et de laissés-pour-compte, les invitant à se soumettre au seul Dieu unique, et à gagner leur liberté face aux autres pouvoirs des structures tribales et des empires, et de toutes les puissances que le païen associe à Dieu. Il les invite à sortir par l’hégire vers une utopie sans médiateur, sans clergés et sans classes. Et ça rate ! On espérait l’Oumma et on a obtenu le califât. Dès la mort du prophète et même dès son hégire à Médine, la communauté orpheline se déchire en fitna (dissidence) en quête du guide bien inspiré dont elle manque jusqu’à ce jour. Certes bien des réformateurs se sont levés en islam, dont toute l’histoire est en un sens hantée par le maintien de l’ouverture prophétique dans l’attente d’un mahdi.

Donc trois brèches (pereç) prophétiques homologues par les six gestes qui les définissent, même si elles sont différentes, trois sorties de l’appareil religieux, sont mises en échec par trois fois en Méditerranée par la réorganisation d’une idéologie religieuse qui résiste sous forme de monothéisme. Comment comprendre ce processus ?

Une triple intersection

En constatant d’abord une situation de fait, ce qui ne fait pas argument, que la mise par écrit, à chaque fois tardive, de ces trois traditions par des écoles de scribes, s’effectue par trois fois à l’intersection des aires culturelles sémitique et indo-européenne, et sous domination politique. Le Tanak (Torah-Nebiîm-Ktoubim) est collationné et mis par écrit autour des –VI° et –V° siècles avant notre ère, pendant et après l’Exil, au temps où Babylone devint la Perse achéménide. Les Evangiles et écrits chrétiens sont collationnés et mis par écrit en fin du I°, début du second siècle, sous domination héllénistique et romaine, et en grec. La question de leur interprétation est le trait d’union qui connecte Josué à Christos dans Jésus-Christ. Enfin l’islam est mis par écrit pendant plus d’un siècle après la mort de Mohamed, dans un vif débat entre deux écoles de scribes, celle de Damas-Jérusalem marquée par Byzance, et celle de Bâsra-Kufâ, marquée du royaume chrétien de Hîra, mais très marquée par la Perse sassanide, dont les zoroastriens résistent par shi’ites interposés.
Or une culture, en particulier une religion, se définit par ses bords, ses frontières et ses intersections, beaucoup plus que par son centre réel ou supposé. C’est pourquoi il devient pertinent d’explorer dans les textes, cette triple intersection passablement négligée.
Mon point de départ et ma surprise ont été, après avoir travaillé l’épopée indienne du Mahabharata, de trouver au livre III la légende de la princesse Sukanya rigoureusement homologue au récit de Suzanne au bain en Daniel 13, connu des traditions littéraires et picturales, légende grecque tardive et supposée apocryphe, car absente de la bible hébraïque. Elle met en scène une belle femme du bord des eaux, qui a un différend avec deux séducteurs, et qui gagne avec l’aide d’un jeune héros. Chez les indo-européens cette vignette est canonique. Elle décrit la scène de séduction au moyen de laquelle les demi-dieux de troisième fonction, les Jumeaux Nasatya, mal reconnus des grands dieux, tentent leur ascension sociale en se servant de la Dame trifonctionnelle.

Ce qui appelle une précision sur le panthéon indo-européen. Chacun sait depuis Dumézil qu’il met en scène trois fonctions hiérarchisées : Souveraineté (Jupiter), Militance (Mars) et Multiplicité (Quirinus). Mais trois devient vite cinq ou six. Car la Souveraineté se dédouble en un dieu créateur et justicier de l’ordre cosmique (Varuna) et un dieu des contrats responsable de l’ordre humain (Mitra). Et la figure de fécondité en troisième fonction, souvent une Dame (active sur les trois niveaux) est accompagnée de deux Jumeaux (Nasatya). Une dynamique propre caractérise chacun des niveaux, les mythologies du premier, les sagas ou épopées du second, et les légendes du troisième, j’y reviendrai. Mais le mouvement de l’ensemble est la collaboration des fonctions, à travers de grands conflits, en vue de la réalisation d’une société complète.
C’est ce dont se souvient par exemple le Roman de Joseph en Genèse 37-50. Sur le canevas égyptien du Conte des deux frères, ce récit très tardif (~IV°-II°s perse et héllénistique) raconte non tant la formation que la transmission du monothéisme. Yosseph (celui qui ajoute) part de la position la plus basse de petit berger rejeté, et à travers une série d’épreuves parvient plus haut que Pharaon à dominer toute l’Egypte et au-delà. L’irrésistible ascension du fils béni de Jacob transforme le rapt d’un étranger misérable en la domination d’un vizir nationaliste. Au centre, l’épreuve décisive, la scène de séduction canonique chez les indo-européens, voit Joseph affronter Dame Potiphar la séductrice, Potiphar le chef des gardes, et Pharaon le souverain, soit la triade indo-européenne dans l’ordre remontant, bientôt complétée en belle pentade par les dignitaires, les Jumeaux (demi-dieux chez les indo-européens), le Panetier et l’Echanson. Le roman explique comment Joseph se substitue à ce panthéon de façon plus efficace, unifiant en lui Unique les trois fonctions anciennes : « C’est Elohim qui m’a placé comme ab (père) pour Pharaon, adôn (seigneur) pour toute sa maison, et mashal (intendant) pour tout le pays » (45,7). Joseph, apte à lui seul aux trois fonctions, imite mais caricature le prophète. C’est son double muet Benjamin dans ce récit, qui désigne plutôt l’enjeu prophétique. Pour l’ensemble du Pentateuque (les cinq premiers livres de la bible) le récit légendaire d’Exode marque cette ouverture prophétique. Dans les livres royaux c’est l’affaire des nebîim, des prophètes justement. Dans les livres tardifs c’est le messie absent qui représente l’ouverture.

Il convient donc de se demander quel usage de la grammaire des récits indo-européens font des traditions religieuses plutôt sémitiques. Or, j’y reviens, le structuralisme de G. Dumézil est génétique. Son système n’est pas une hiérarchie statique, mais un drame. Chaque niveau est affecté d’une dynamique forte, essentielle, qui interdit de réduire son système aux seules trois fonctions.
Le troisième niveau, qui gère le Multiple et la fécondité, est en quête d’unité, et ce sous-ensemble reproduit déjà l’ensemble. La question : comment faire l’unité d’une multiplicité, devient dans les légendes : comment s’unir aux dieux supérieurs ? Comment les demi-dieux méprisés peuvent-ils se faire reconnaître par les dieux supérieurs des autres niveaux ? Partant du plus bas de la 3° fonction, le Jumeau cadet, le petit berger délaissé, les légendes trouvent appui chez une Dame trifonctionnelle pour constituer un peuple unifié.
Au second niveau un jeune guerrier sauveur, maître des violences et de la mort, est mis pour le peuple ou pour une Ville. Il arpente l’espace et délimite un territoire. Il commet dans les sagas ou les épopées, des péchés, trois types d’actions excessives, comme Horace. Alors il est arrêté et passe en jugement. Il est condamné, à mort généralement, puis sa peine est commuée. Parfois il meurt, et il renaît comme Indra en Inde. Il devient l’éducateur des générations futures.
Au premier niveau deux figures équipollentes de la loi. L’une cosmique, créatrice, terrible, soudaine et justicière (Varuna) et l’autre, proche des hommes, bienveillante, bienfaisante, protectrice des contrats (Mitra). Orientées vers une fin des temps, les mythologies de première fonction assistent à l’extinction ou au crépuscule des dieux, et au glissement du plan du divin vers celui, politique, de l’humain et de son histoire.
Ce sont les relations stables entre ces trois entités qui forment système ou structure, rendant compte non tant de la sociologie ordinaire des sociétés concernées, que de la représentation (que Dumézil nomme idéologie sur le modèle du mot théologie) qu’elles se font de leur destin.

Le système des monothéismes

Alors si le regard s’élargit à l’ensemble des monothéismes de la Méditerranée, tout se passe comme s’ils se dis-tri-buaient en trois niveaux sur les fonctions héritées des indo-européens. Certes chacun affirme l’unité divine, donc unifie ou crase les trois fonctions, mais en sélectionnant à chaque fois l’une d’entre elles, reléguant les autres figures à une place subalterne.
Le judaïsme s’apparente à un monothéisme opérant plutôt à partir de la troisième fonction, de Fécondité et de Multiplicité, faire l’unité d’un peuple. Et la Bible, enceinte de ce peuple en quelque sorte, scande, en particulier dans le Pentateuque, cet enfantement à travers une succession du sous-modèle Dame et Jumeaux (la figure romanesque de la Dame apparaît avec la disparition de l’Ashérah de Yhwh à l’époque perse): Eve & Caïn-Abel ; Sarah & Ismaël-Isaac ; Rebecca & Esaü-Jacob ; Rachel & Joseph-Benjamin ; Tamar, Asenath, Dina également, mais aussi Judith, Bethsabée, Léa, le cycle de Jacob et celui d’Elie relèvent de ce modèle. Jusqu’aux figures de Suzanne (le lys) et bien sûr Esther (le myrte) & Aman-Mardochée, récit qui énonce ses origines.
Le christianisme s’apparente à un monothéisme construit sur la seconde fonction, de Militance. Les récits chrétiens déroulent en trois parties (miracles-passion-résurrection) la geste du guerrier-sauveur. Guerrier paradoxal ici puisque non-violent, il retourne comme un doigt de gant les péchés du guerrier, sauf le blasphème, refusant d’unifier sa communauté sur l’exclusion.
L’islam enfin s’apparente à un monothéisme privilégiant plutôt la première fonction, de Souveraineté, dans ses deux aspects de loi céleste (Qôran et Hadith) en tension avec la loi humaine et politique, auquel répond un monoprophétisme. Les trois monothéismes forment système, en dépit de leur compétition ou plutôt à cause d’elle, s’articulant les uns aux autres selon la dominante fonctionnelle qui colore chacun de leur sous-ensemble. Simplement ils « remontent » les fonctions, que l’épopée iranienne ou Rome a distribué (le terme est de Dumézil) en une suite de rois qui les « descendent » à travers leurs héros fonctionnels. Et ils forment par le jeu de leur différences un système saturé : il n’y a pas de quatrième monothéisme de ce type en Méditerranée (c’est indémontrable, mais de fait on ne peut en exhiber de quatrième).
De ce point de vue, le ou les monothéismes (c’est indifférent) étagés sur les trois fonctions poursuivent le polythéisme ou le religieux par d’autres moyens. Ils produisent de la fondation et de l’origine, du groupe et de la cohésion, de la loi et du calendrier, du clergé et du rite, bref de la coutume dirait Montaigne. Ils poursuivent l’élaboration de la religion avec du Un et non avec du Multiple en apparence, parce que c’est devenu plus économique ou plus efficace.

Trois brèches dans le Livre

Et en même temps ils se détournent de cette organisation idéologique et coutumière par une brèche prophétique, ils rompent avec l’institution généalogique par un oracle de rupture et d’ouverture, assez différent dans les trois cas. On regroupe ces trois révolutions radicales sous les noms orphelins de Moïse, Jésus, Mohammed, car le prophète rompt la généalogie : Moïse né du fleuve, Jésus né de la vierge, Mohammed orphelin. La prophétie inaugure une effraction que figurent les trois traversées Exode, Metanoia, Hégire.
Donc au moment où les monothéismes affirment l’unicité stricte d’un dieu exclusif de tous les autres (le monothéisme pose le dieu exclusif et non le dieu unique), ils mêlent deux discours dans une forte tension. L’un sur un tempo continu, reproduit et transmet du religieux antécédent et voisin, selon sa grammaire et ses codes, tout en le modernisant ou le traduisant. Il continue et archive du livre clos. L’autre discours, sur un tempo discontinu, sort clairement du religieux, et proclame un ailleurs utopique, une autre solidarité, un autre type de cohésion. Il ouvre un non-livre : un rouleau judéen qui se mange comme chez Ezéchiel, une écriture chrétienne sur le sable comme chez Jean, une récitation coranique lacunaire. Toujours en fragments, versets, logia, hadîth, le discours prophétique brise avec le livre… La bible et les écrits juifs sont la scansion, variable selon les époques, de ces deux discours. On peut en dire autant des bibliothèques chrétiennes et musulmanes. Il y a deux pratiques internes du Tanak, des Evangiles, du Qôran, en tension entre elles.
Par exemple ce passage post-exilique de la compilation prophétique nommée Jérémie 9, 22-23, sans rapport d’ailleurs avec le reste de cette série d’oracles :
«Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse (1° fonction),
Que le brave ne se glorifie pas de sa bravoure (2° fonction)
Et que le riche ne se glorifie pas de sa richesse (3° fonction)
Mais que celui qui se glorifie se glorifie en ceci :
Être raisonnable et me connaître, car je suis Iavhé qui fait grâce,
Jugement et justice sur la terre,
C’est en ces choses que je me complais. »
Justice et miséricorde sont les deux exigences majeures du prophétisme, qui tourne le dos ici aux trois fonctions.

On pourrait multiplier les exemples textuels qui confirment l’hypothèse générale. Par exemple la logique de la figure guerrière est de viser un avantage de première fonction (ici la résurrection) en obtenant une aide des figures de troisième fonction (des femmes principalement, et du petit peuple). On peut montrer comment Myriam dans ses diverses figures démarque (et déconstruit aussi bien) la déesse chevelue aux parfums de l’épopée indienne, comment les six figures féminines de Jean n’en forment qu’une, inclassable à terme (ni mère, ni fille, ni épouse), selon un détachement progressif ; comment Judas, l’ami-traître, remplit un programme canonique nécessaire à l’action ; comment enfin le procès de Jésus est triple selon une rigoureuse logique fonctionnelle, puisqu’il passe, dans l’ordre, devant : le Prêtre (le Sanhédrin), puis le Prince (Pilate) et enfin le Peuple qui tranche. Les écoles de scribes maîtrisent la grammaire des récits indo-européens, fût-ce pour les déconstruire.
Ou encore comment l’islam est construit, comme la première fonction, sur une dualité surmontée, un effort pour ramener à l’unité (le tawhid, le faire-un) des contraires équipollents. Qôran et Hadîth pour les écritures, la Mecque et Médine dans les Sîra, la hantise de la fitna ou de la scission en toute chose, Allah juge terrible mais tuteur de l’orphelin, clément et miséricordieux, Mohamed bienveillant mais chef de guerre et souverain de l’Etat. Et même cette opposition shi’ite/sunnite interne en réalité à tout musulman. On pourrait évoquer le poids des logiques indo-européennes dans les quatre récits de la sourate 18, la Caverne, ou encore dans les sourates apocalyptiques comme la 37°, Celles qui volent. Ou simplement , ce passage de la difficile sourate 9, l’Immunité,111 : le triple pacte d’Allah en Torah, Evangile et Qôran est nommé après une triple définition de ce pacte : « achat des personnes et des biens en échange du paradis, combat dans le chemin, enfin promesse et devoir », comme s’il réfléchissait lui-même aux trois fonctions.

Au demeurant si les monothéismes forment système par le moyen de leurs différences fonctionnelles (ce qui est le propre de tout système), ils se différencient vraiment par leur homologie prophétique. Principalement éthique dans le judaïsme, le prophétisme est plutôt théologique dans le christianisme où il glisse dans la figure de l’Homme-Dieu, et devient clairement politique en islam.

La polarité religieuse

C’est ce modèle de la tension ou de la polarité au travail dans le faire religieux qui me retient maintenant. Car ceux qui étudient les religions, et même simplement ceux qui en parlent, traitent le fait religieux comme un objet d’une seule venue qui, à travers toutes se variétés, conserve une unité monolithique, sans césure interne, la religion. Au mieux on discourt des conflits externes des religions entre elles. Mais on ignore le conflit interne, essentiel puisque c’est lui qui fait transmission. Le fait religieux obéit à deux temporalités distinctes et opposées. Il est construit sur un différentiel ou une bipolarité. Ce modèle dépasse-t-il le champ du monothéisme ? A-t-il une portée anthropologique générale ?
La découverte me semble en revenir à Robert Hertz avant 1915, qui la transmet à Mauss dont toute l’oeuvre s’éclaire par ce différentiel, tandis que Durkheim la pressent, et que Bergson va la synthétiser. Dans cette séquence, l’oncle Durkheim établit en 1899 l’opposition sacré/profane ; le neveu Mauss propose un clivage entre la modalité créative du social et son aspect régulateur ou institutionnalisant, qu’il appelle La polarité religieuse en 1933 ; mais c’est l’élève Hertz qui dédouble le sacré en fascinant et repoussant ; c’est lui qui découvre La prééminence de la main droite en 1907 et surtout l’universalité des doubles funérailles en 1909, celle des obsèques noires et repoussantes de la séparation du défunt, auxquelles fait suite à terme la fête blanche et joyeuse de son intégration aux ancêtres, (que rappellent la Passion et la Résurrection). Le quatrième est Bergson qui dans Les deux sources de la morale et de la religion de 1932 construit entre le clos et l’ouvert le moteur du religieux (la thermodynamique de Carnot qui domine ces modèles a juste un siècle). Toutefois Bergson oppose encore les religions statiques aux religions dynamiques, les religions primitives aux monothéismes. J’ai tenté de montrer le clos et l’ouvert actifs à l’intérieur des monothéismes eux-mêmes, de transposer si l’on veut le modèle bergsonien, (comme déjà Bergson l’avait fait mais pour la seule religion grecque).
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Inventer ou transmettre

. Ce modèle du différentiel, par lacune et transmission, oracle et généalogie, ouvert et fermé, est en conséquence d’une portée assez générale. Sa logique n’est pas cyclique, ce qui serait une croyance mélancolique. En réalité elle file en rhizomes comme les mutations sur la chevelure de la vie, transmission ouverte et fermée, tantôt intégriste, tantôt réinterprétée, et tantôt mutante.

Les systèmes religieux n’échappent pas à cette loi. L’invention qu’apporte le fondateur responsable de la brèche inaugurale, l’oracle ou le prophète qui survient par effraction, relance pour un temps la fécondité de l’ensemble. Mais bientôt elle se stabilise en institutions, jusqu’à sa prochaine mutation. Cette loi déplie dans le temps cette tension que le faire religieux concentre plutôt dans la synchronie du mythe ou du rite. Elle devient alors moins le conflit de la généalogie et de l’oracle, du clos et de l’ouvert, de l’invention et de l’institution, que celui, interne à la transmission, des deux sources de la transmission, ou du paradoxe de la double transmission par transfert et hiatus. Car sitôt qu’elle s’énonce et tente de se greffer, l’innovation bouscule l’ordre établi sur sa cohésion, qui est sa nature même. Il a cru faire système. Il s’est pour un temps stabilisé en grandes architectures majestueuses et continues, il a fait religion. Mais il a oublié, il a négligé (ce qui est l’exact opposé de religieux), son commencement oraculaire, sa naissance aléatoire, miraculeuse et arbitraire.

Le faire religieux nous remet en mémoire que la culture humaine est une vaste toile tissée-détissée-surtissée, qui ne transmet que des croyances en miettes, des flashs de lumières, des vérités partielles, des bribes de credo, des lambeaux de mythes, à travers des rites parcellaires, des cérémonies fragmentaires et des calendriers arbitraires. À moins de vouloir empêcher la nouveauté de naître, la sagesse de toute transmission est de ne jamais prétendre recoudre les haillons de la sagesse.





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L' auteur est philosophe et anthropologue, maître de conférences en sciences de l’éducation, et membre du Centre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux, UMR 8034 CNRS – Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris. Il est l’auteur de « Le Dieu distribué, une anthropologie comparée des monothéismes », Cerf, collection Patrimoines, 1995.

Jean Lambert
7 rue du Maréchal Galliéni
78100 Saint Germain en Laye


Résumé
Formant système par le moyen de leurs différences, étagés sur les trois fonctions indo-européennes, le ou les monothéismes(s) traduisent du point de vue religieux ou généalogique le polythéisme par d’autres moyens : engendrer l’unité d’un peuple à partir d’un multiple ethnique, opérer la geste du guerrier sauveur, établir la double loi céleste/humaine. Système saturé, il n’y a pas de quatrième monothéisme.
Mais traversant le corpus, se détourne de cette organisation idéologique une brèche prophétique homologue, un oracle d’ouverture, trois récits de traversée Exode, Metanoia, Hijra, ou révolutions orphelines nommées Moïse, Jésus, Mohammed.
Ce moteur différentiel, ce double régime généalogie/oracle, cette polarité religieuse repérée dans le premier tiers du XX° siècle, peut donner un sens politique à la notion bergsonienne de « fabulation », en construisant les deux sources de la transmission.

Mots-clés

Religion – monothéisme – prophétisme - judaïsme – christianisme – islam – transmission.

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